Vieillir, quelle chance !
Entretien avec Michel Billé

Sociologue, ancien directeur adjoint de l’IRTS de Poitiers,
Michel Billé préside l’Union nationale des instances et offices des retraités et personnes âgées.
Il est l’auteur notamment de « La tyrannie du Bienvieillir » réédité en 2018 aux Éditions Erès.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la vieillesse ?
C’est une question à laquelle je m’intéresse depuis de nombreuses années. En 2004 j’ai écrit « La chance de vieillir », paru aux Éditions de l’Harmattan. A l’époque, ce titre a été perçu de manière contrastée. Il y a eu des sourires, et il y a eu aussi de très nombreuses réactions de colère, presque de rage. Des gens qui me disaient « Vous parlez d’une chance de vieillir ! ».
Car face à la vieillesse, je peux avoir deux attitudes.
- Soit j’y vois l’antichambre de ma mort, et je commence trop tôt à renoncer à tout. Ce qui revient en quelque sorte à décider de mourir maintenant pour ne pas avoir à mourir plus tard, pour ne pas gêner, ne pas coûter d’argent à mes enfants, à la société.
- Soit j’accepte de ne plus être tout jeune et de devenir vieux. Et je me dis que je vais pouvoir faire quelque chose de cette période qu’il me reste à vivre, surtout si je vis et d’ailleurs seulement si je vis.
C’est donc une décision que je dois prendre et qui va à l’encontre de l’idée dominante du bien-vieillir à condition de rester jeune. Il faut absolument se défaire de cette injonction qui nous vient de partout. Car je ne peux pas vieillir et rester jeune. Vieillir n’est ni une faute, ni une maladie qu’il faut éradiquer.
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Quand on me parle de crèmes de beauté anti-âge qui empêcheraient la peau de rider, moi je rêve d’une marque de cosmétique qui inviterait au contraire à mettre en valeur les rides. Oui la vieillesse est belle et désirable si on fait le choix de la vivre comme telle.
Vieillir, n’est-ce pas changer ?
Oui, bien sûr, vieillir implique de procéder à des remaniements successifs et multiples de tout ce qui constitue mon rapport au temps, au monde, aux autres.
- Tout d’abord mon rapport au temps. Plus j’avance en âge, plus je trouve que le temps passe vite. Le sentiment, ce qui ne veut pas dire que je m’ennuie jamais mais je le vis différemment. C’est ce que chante Reggiani dans sa chanson : « Combien de temps… ». Nous vivons dans une société de l’obsolescence, qui valorise l’éphémère, ce qui ne dure pas, alors que la vieillesse, elle, dure. Pour faire un vieux, il faut beaucoup d’années. Je ne peux pas vieillir si je ne dure pas.
- Le changement s’opère aussi dans mon rapport au monde. Mon rapport à la voiture par exemple : je ne vais plus rechercher la vitesse, je vais y voir un moyen de déplacement, tout simplement. En course à pied, je ne vais plus chercher la performance mais aimer courir lentement, sentir mon corps en mouvement. Cela ne veut pas dire que je ne vais plus prendre de plaisir, mais que je vais le prendre différemment. Il y a un plaisir simple, mais un vrai plaisir à goûter des fruits de saison, pleins de saveurs, à marcher quelques instants au jardin, à pratiquer une activité physique, lire un livre. Toutes ces activités, je peux continuer à les aimer et à les pratiquer, en les adaptant à mes capacités actuelles.
- Et de la même manière, mon rapport aux autres va évoluer. Il ne sera pas le même que celui que je pouvais avoir à 30, 40 ou 50 ans et après la retraite. Je n’aurai plus le même rapport à mon mari ou mon épouse, à mes enfants, mes frères et sœurs. Toutes les relations évoluent. Y compris en matière de sexualité. Le rapport sexuel n’est plus pensé et réalisé de la même manière, ce qui n’exclut pas le plaisir des corps qui se touchent, une vraie intimité.
C’est au cœur de ces remaniements que se joue l’aventure de la vieillesse.
Cette aventure, est-ce une nouvelle vie ?
Oui, en effet, la retraite peut être vécue comme une nouvelle vie. Si on le souhaite, cette période de la vie peut être propice au développement de nouvelles relations, pour inventer des relations pas seulement entre les vieux mais entre toutes les générations.
Si je prends mon exemple personnel, lors des dernières vacances, j’ai passé deux jours à redécouvrir Jacques Brel avec mon petit-fils. C’est lui qui m’a posé des questions sur mon attachement à Brel. J’aurais pu me contenter de lui acheter un disque. Au lieu de cela, nous avons vécu deux jours d’une complicité et d’une intimité incroyables, lui à la guitare et moi au chant. Quand il m’a posé ces questions, je me suis mis au travail, je me suis demandé ce qu’il attendait de moi.
Nous avons passé beaucoup de temps sur une chanson en particulier : « Rêver un impossible rêve ». Si cette chanson me touche, c’est qu’elle évoque la fin de ma vie. J’aurais pu esquiver la question, cela aurait été me priver, nous priver tous les deux, d’un moment formidable. J’ai vécu un moment précieux et mon petit-fils y a également gagné un souvenir précieux, plus fort que n’importe quel cadeau, qui l’accompagnera sa vie durant.
A qui s’adresse votre message ?
La vieillesse, c’est une chance, ce message s’adresse d’abord à ceux qui vieillissent. N’ayons pas peur de la réalité. Mais il s’adresse également à la famille, aux enfants de parents vieillissants et aussi à tous les professionnels. Cela concerne tout particulièrement les professionnels, notamment ceux qui travaillent dans les établissements pour personnes âgées, comme les maisons de retraite ou résidences services seniors. La question à se poser est : comment puis-je contribuer à accompagner ces personnes que je vois avancer en âge pour les aider à mieux vivre ? Quel est le regard que je porte sur elles ?
« Un Projet de vie à partager »,
est-ce une proposition qui vous parle ?
Associer projet de vie et vieillesse, c’est une belle notion. Entendons-nous bien, la question n’est pas de savoir quel projet de vie nous avons. J’aime reprendre cette citation de Jean-Paul Sartre :
L’homme est projet et sera d’abord ce qu’il a projeté d’être.
Ce qui nous fait homme, ce n’est pas d’avoir un projet, c’est d’être en projet.
Si l’on considère que ce qui est intéressant dans nos vies, ce sont les valeurs qui nous habitent. Alors notre projet de vie devient un projet de valeurs. Ces valeurs sont les valeurs qui m’ont fait, que j’ai développées et que j’ai à mettre en œuvre jusqu’au terme de mon existence. Comment voulons-nous qu’une personne soit reconnue comme projet si nous n’attendons plus rien d’elle ? L’homme est un être en projet, disons-nous avec Sartre. C’est ce que chacun de nous doit s’autoriser à être. Et c’est ce droit que nous devons reconnaître à chacun, quel que soit son âge, son handicap.
Un projet de vie à partager, qui est un projet de valeurs à partager dans lequel chacun est partie prenante, oui, je suis pleinement d’accord. Car c’est bien ce regard qui permet de vivre la vieillesse comme une aventure de liberté.